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Avertissement

L’œuvre d’art à l’époque de sa discrétion technique n’est pas un texte linéaire. C’est un tressage. Pour le lire vous devez passer par un de ses fils et vous laisser guider.

Bonne lecture.

La photocopie (1)

[1981]

Je découvre le photocopieur en 1981.
À l’époque je travaille au Centre Régional d’Arts Plastiques à Saint Raphaël. C’est un espace d’artistes comme il y en a un peu partout en France jusqu’au milieu des années quatre-vingts.
Mes premiers travaux sont des sortes de bricolages photocopiés. J’ai dix-huit ans. Je photocopie des magazines, des livres, des objets ramassés par terre, des polaroids®, des mouvements faits directement sur la vitre du copieur, etc. Je me sers aussi du photocopieur et de ses piètres qualités pour dégrader des images en faisant la photocopie de la photocopie de la photocopie jusqu’à ce que la feuille soit blanche. Je change les supports. Je photocopie sur papier journal, sur papier froissé, sur tissus, etc. Je re-photocopie les copies obtenues. Je les relie parfois sommairement. Mais je ne fais pas encore de livre d’artiste. Je ne sais même pas que ça existe.

1982 La Chambre Blanche

En 1982, je suis invité à participer à l’exposition Livres d’artistes qui a lieu à la Chambre Blanche, à Québec. C’est la première fois que j’entends le mot « livre d’artiste ». À ce moment là, je n’ai aucune idée de ce qu’est un livre d’artiste. Ou plus exactement, j’en ai la même idée que Monsieur Tout-le-monde. J’imagine un objet qui doit ressembler à un livre mais pas trop. Quelque chose d’un peu artisanal, d’un peu original. Forcément. Une sorte d’objet d’art. C’est catastrophique : ma participation à l’exposition est nulle. Oublions.

La photocopie (2)

[1981]

La photocopie est l’imprimerie du pauvre. Pauvre dans son économie et pauvre dans son rendu. C’est l’imprimerie des tracts et des prospectus bon marché, l’imprimerie des étudiants, des petites entreprises, des bureaux et des administrations.
C’est aussi l’imprimerie en libre service. Avec la photocopie aucun savoir faire particulier n’est requis. Il suffit (en principe) d’appuyer sur le bouton.

La photocopie (3)

[Au début des années quatre-vingt]

Au début des années quatre-vingt, apparaissent les premiers photocopieurs couleur. Ce sont des machines plus précises que les photocopieurs noir et blanc, plutôt subtiles dans la restitution des gris, et en principe fidèles dans la restitution des couleurs. Ces machines auraient dû provoquer une explosion (colorée) de la micro édition. Il n’en fut rien.
La bonne restitution des couleurs et la possibilité du recto-verso couleur ayant très vite intéressé les faussaires en tout genre, le ministère de l’Intérieur a demandé aux fabricants de photocopieurs de dérégler les machines afin que la restitution des couleurs ne se fasse pas correctement. Le ministère de l’Intérieur a aussi fait pression pour que les encres utilisées ne puissent pas être recuites et que le recto-verso soit rendu techniquement impossible.
La conséquence directe de ces modifications (et du prix quatre fois plus élevé d’une impression couleur par rapport à une impression noir et blanc) fut qu’il n’y a pas eu, pendant longtemps, de micro édition en couleur, et qu’il n’y a pas eu non plus de micro édition dédiée à la photographie ou à un autre dessin que celui qui accepte la brutalité de la photocopie.
Le dessin est resté sauvage et les impressions brutes.

Livres photocopiés (2)

Au début des années quatre-vingts, j’ai envie de faire des installations, en particulier des in situ. L’inconvénient avec ce genre de démarches, c’est qu’elles dépendent des opportunités ou des demandes. Pour sortir de cette dépendance, je décide d’orienter mon travail vers le dessin. Pour dessiner vous n’avez besoin de rien. Un bout de papier et un simple morceau de charbon font très bien l’affaire.
Je dessine beaucoup. Tous les jours, frénétiquement. Les dessins s’entassent. Mais faire des dessins ne suffit pas. Il faut les montrer, les diffuser, les exposer.

La photocopie (4)

[Au début des années quatre-vingt dix]

Au début des années quatre-vingt dix, je suis à la fois lié au monde de l’art contemporain (via les espaces d’artistes) et au monde du mail art et des fanzines. Ces mondes se côtoient peu.
La photocopie est alors un outil relativement marginal dans l’art. Par contre, elle est très utilisée pour produire les nombreuses micro-publications que sont les fanzines, les graphzines, les punkzines, les travaux de mail-art, les chain letters, etc.
À ce moment-là, je ne me pose pas de question. Tout est bon pour montrer, faire circuler, rencontrer, etc. La photocopie est tout aussi légitime que l’exposition et il n’y a pas de petite occasion. Même la plus insignifiante participation à une chain letter confidentielle est une nécessité et un plaisir.

La photocopie (6)

[1991]

Sébastien Morlighem, qui s’occupait entre autres des éditions SL’Art?, était un activiste infatigable du fanzine.
Photocopies pour Sébastien est un petit livre qui essaie de tirer le maximum des possibilités techniques du photocopieur. Il reproduit des dessins à l’encre noire. Les dessins sont généralement au centre de la page afin d’éviter les problèmes de marge et de calage. Le noir est noir.
Ici la photocopie est prise pour ce qu’elle est : un moyen pratique et économique pour éditer en un nombre réduit d’exemplaires des recueils de textes ou de dessins.
À ce moment là, tout le petit monde de la photocopie (fanzines, copy art, mail art…) cherche le plus beau noir : un noir dense, mat et poudreux typique de la photocopie.
Pour être belle, une impression sur copieur doit être précise, contrastée et d’un noir profond. Les dessins reproduits dans Photocopies pour Sébastien sont donc sans gris, sans nuances : noir sur blanc. À fond.

La photocopie (7)

[1991]

En 1991, tous les photocopieurs ne se valent pas. Il y a d’un côté des machines de bonne qualité plutôt dédiées à la micro-édition et de l’autre des machines grand public. Ces dernières, que l’on trouve par exemple dans les gares ou les bureaux de poste, sont correctes pour la duplication d’un texte mais catastrophiques dans la restitution des noirs. C’est un détail, mais c’est ce détail (un effet très caractéristique de solarisation des noirs) que l’on peut voir par exemple dans les pages de Carl Andre du Xerox Book, ou dans le filtre « Photocopie » d’Adobe® pour son logiciel Photoshop®.
Dans tous les cas, de bonne ou de mauvaise qualité, il y a des copieurs partout et tout le monde peut photocopier ce qu’il veut (plus ou moins bien).

La photocopie (8)

[1992]

En 1992, apparaît en France, une campagne publicitaire dont le slogan est : « Danger : le photocopillage tue le livre ». Cette mention naît de la généralisation des photocopieurs et vise à intimider et à culpabiliser les « photocopilleurs ».
Avec cette mention, les plus gros éditeurs de l’industrie du livre (et plus particulièrement les éditeurs scolaires) essaient de défendre un terrain qu’ils croient menacé par l’apparition d’une technique individuelle et banale de reproduction.
C’est une constante : à chaque apparition d’une technique permettant à l’individu de s’émanciper de l’emprise de l’industrie culturelle et de ses productions, l’industrie essaie de limiter cette émancipation. Il en a été ainsi du magnétophone à cassette, du photocopieur, de l’ordinateur individuel, de l’imprimante de bureau et aujourd’hui du réseau internet qui relie les individus poste à poste.

Livres photocopiés (3)

Fin 1992, Sébastien Morlighem me propose de publier un recueil de dessins. Cinq cents pages A4 reliées en un seul volume : un pavé. L’idée ne me plait pas totalement. Je n’ai pas du tout envie de passer mon temps à reclasser mes anciens travaux pour les réunir en un volume. Je propose donc à Sébastien de faire l’édition mensuelle des dessins à venir, soit douze livres de vingt-quatre pages où serait publiée une sélection des dessins faits chaque mois. L’ensemble s’appellerait 1993 et chaque cahier aurait pour titre son mois de publication : Janvier pour le mois de janvier, Février pour février, etc.
Sébastien accepte et soumet la même formule à Bruno Richard.

Choses vues (1)

J’aime les formes courtes. Les aphorismes, les haïkus, les proverbes, les brèves de journaux (ou de comptoirs), etc.
Le proverbe anglais qui dit :  « You can’t judge a book by its cover », est un peu l’équivalent de notre « L’habit ne fait pas le moine ». J’aime beaucoup ce proverbe : « tu ne jugeras pas un livre à sa couverture ».
Sous sa couverture, un livre peut tout contenir. Des dessins, des textes, des photos, tout peut y avoir sa place. Indifféremment. Dans le codex, la couverture, c’est-à-dire une feuille, referme le livre sur lui-même, le protège et le contient. Elle sépare le livre du monde extérieur. Elle le relie aussi. Elle instaure un temps, une pause. Le livre est fermé, il faut l’ouvrir. Cette coupure autorise toutes les surprises et toutes les libertés.
Cette chose comprise, le livre devient alors pour moi un lieu où je peux tout faire, tout montrer. Des dessins, bien-sûr, mais aussi des textes ou des photographies. De plus, chaque livre étant un espace et un temps fermé sur lui-même, aucune continuité d’un livre à l’autre n’est nécessaire.
Tout devient absolument possible.

La photocopie (10)

[Novembre 1992]

Quelques objets lunaires reproduit en photocopie et sur papier calque des dessins faits en 1992.
C’est ma première auto-édition. Elle sera très peu diffusé. À peine donnée à quelques amis. L’impression sur calque est plutôt délicate (il faut introduire manuellement les feuilles dans le copieur) ce qui ne pousse pas à l’édition en nombre…
Par contre, c’est presque le prototype d’une série de douze livres que je ferai avec Morlighem en 1993.

Livres photocopiés (5)

Ce serait une erreur de faire la photocopie d’un dessin ou d’une photographie en espérant retrouver l’original et toutes ses qualités.
Avec la photocopie les motifs trop clairs disparaissent, les dégradés de gris sont étagés, les textures sont renforcées, les contrastes plus tranchés, les noirs plus profonds et l’ensemble a un aspect mat avec des zones parfois brillantes. Le passage par la photocopie rapproche les photographies du dessin et les dessins de la gravure.
Par contre on peut faire une photocopie avec l’idée qu’apparaîtra un nouvel objet graphique ayant ses qualités propres.
Pour 1993, les contrastes, les bordures, les textures, les échelles et les mises en page de chaque dessin ont été remaniés afin que la photocopie soit satisfaisante. C’est-à-dire qu’elle tire profit de ses spécificités.
Il n’y a aucune perte dans cette opération. Bien au contraire. En plus des dessins originaux, qui de toute façon restent ce qu’ils sont, il y a la création d’une matrice adaptée à la machine. Il y a, par l’édition, la fabrication d’un nouvel ensemble de dessins reproduits dont la qualité principale est d’être nés par et pour la photocopie.

Livres photocopiés (8)

Tout moyen technique n’a que les défauts qu’on veut bien lui attribuer. Si le seul objectif de la reproduction est la fidélité parfaite à l’original, alors effectivement la photocopie n’est pas l’outil adéquat. Par contre si l’on comprend que le défaut d’une technique est toujours exactement sa qualité principale, et si l’on accepte de s’adapter en ne gardant, dans les caractéristiques de l’objet produit, que celles qui sont compatibles avec la technique utilisée, alors le résultat peut être surprenant.

Livres photocopiés (9)

L’enjeu de 1993, n’est ni la forme du livre, ni le reproduction fidèle de dessins originaux absents, mais bien la fabrication d’un objet absolument photocopiable.
1993 n’est pas vraiment un recueil de reproductions, c’est un objet différent ayant sa valeur propre dans l’acceptation et dans l’utilisation des médiocres performances du photocopieur.
Cette acceptation est aussi l’acceptation d’un évanouissement : l’évanouissement de l’original en tant que modèle à retrouver. Ici le modèle a été modifié pour devenir conforme à sa duplication. Tous les dessins ont été retravaillés à la photocopieuse pour devenir les matrices parfaites des photocopies qui font le livre. Cette reproductibilité sur mesure change la nature même du livre. Contrairement au catalogue, il n’est pas le remplaçant pratique d’un original lointain, mais bel et bien un objet nouveau et spécifique ayant ses qualités propres. C’est cette distinction singulière qui en fait ce que nous appelons un livre d’artiste.

Livres photocopiés (10)

1993 est un travail pauvre. Pauvre dans son économie, mais surtout pauvre dans son esthétique. Comme le dit Leszek Brogowski : « il n’y a pas de médium plus pauvre que la photocopie. » C’est un anti-luxe.
Les dessins eux-mêmes sont d’une extrême pauvreté. Ce ne sont, après tout, que des griffonnages sur des bouts de papiers déchirées.
Cette pauvreté n’est pas un choix contingent. C’est une façon de faire. Une façon de ne pas en imposer. De ne pas être du côté de  la démonstration de force, de l’esbroufe et du pouvoir. Une façon d’être le plus éloigné possible de l’objet d’art compris comme un objet de luxe ou d’ostentation. Une façon de ne pas être dans l’exceptionnel, mais au contraire de rester dans l’ordinaire et le quotidien.
Et pour l’ordinaire, la reproductibilité est bien-sûr un outil parfait.

Livres photocopiés (11)

En décembre 1993, France Paringaux de la Galerie Latitude à Nice publie Éric Watier. C’est un catalogue. Incontestablement. C’en est presque une caricature. Il répond en tout point aux habitus du genre : texte de présentation, reproduction soignée des œuvres, indications de leurs techniques et de leurs dimensions, C.V., colophon.
Comme tous les catalogues, l’ouvrage réalisé avec France Paringaux a pour objectif de montrer de la façon la plus fidèle possible des objets qui ne sont pas, ou plus, accessibles (l’exposition est finie, les dessins ont été dispersés, vendus, etc.). Cet objectif est atteint, entre autres, grâce à l’impression offset qui permet une reproduction précise des œuvres.

Livres photocopiés (12)

Les contenus du catalogue de Latitude et des mensuels de 1993 se recouvrent, mais les objets sont diamétralement opposées.
Si « l’objet spécifique » de Donald Judd n’est ni une sculpture, ni une peinture, le livre d’artiste peut lui aussi être considéré comme un objet spécifique. Ni catalogue, ni objet d’art, le livre d’artiste est un objet spécifique dans l’exacte mesure où il s’éloigne de ces deux modèles. De là, dans le contexte de l’édition d’art, le livre d’artiste peut se situer n’importe où entre ces deux extrêmes, mais, on l’aura compris, plus il s’éloigne en même temps des deux modèles, plus il devient spécifique et plus il se rapproche de ce qu’on appelle un livre d’artiste.
On voit bien que les spécificités techniques traduisent des orientations et des idéologies diamétralement opposées. Le catalogue a pour but de valoriser des objets précieux et uniques. Leur reproduction est soignée et il n’y a pas de confusion possible entre l’objet catalogue et ce qu’il présente.
Avec les livres photocopiés c’est tout le contraire. Ils ont la prétention d’être des objets singuliers, voire des œuvres d’art à part entière et ils semblent avoir peu de valeur : leur aspect est plus que pauvre et ils remplissent fort mal une quelconque fonction de présentation.

Livres photocopiés (13)

Chez Walter Benjamin la reproductibilité technique met en jeu deux valeurs distinctes : la valeur d’exposition et la valeur de culte.
On sait que dans la société marchande la reproduction d’un original peut avoir pour effet le renforcement de sa valeur de culte. Répétant l’existence de l’original, une reproduction est  maintenue dans un statut inférieur de soumission à l’original. Par contre, si comme l’imagine déjà Benjamin, on imagine « une œuvre d’art conçue pour être reproductible », alors l’original n’existe plus, et toute la valeur se retrouve du côté de la reproduction.

> Choses vues

Choses vues (2)

Choses vues entre Bayonne et Montpellier, Montpellier, auto-édition, septembre 1994, 28 p., 21 x 13,5 cm.
choses vues
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Choses vues (3)

Les premiers livres que je publie (et qui ne sont pas des recueils de dessins) sont souvent des recueils de textes. Des petites descriptions.
L’écriture est sans doute l’activité la plus proche du dessin. Les outils sont les mêmes. On peut écrire ou dessiner partout, tout le temps. Ce sont des gestes d’une autonomie totale.
Le temps que l’on peut passer à faire l’un ou l’autre sont similaires : haïku ou roman fleuve, croquis ou dessin monumental…
Visuellement, la mise en page est aussi une affaire de dessin. Une affaire de traits noirs ou gris dans l’espace de la page.
Choses vues entre Bayonne et Montpellier, Choses vues en allant à Barcelone et Choses vues à Frontignan-plage parlent d’architectures, d’objets, d’assemblages ou de petits événements spatiaux. Ces événements sont généralement invisibles, c’est-à-dire imperceptibles en tant qu’objets de regard.
Les textes ont la même ténuité : des évocations minuscules.

La photocopie (12)

[Avril 1997]

Intérieur (un parmi dix) est une série de dix diapositives éditées en avril 1997, chaque diapositive étant reproduite en cinq exemplaires.
Ce sont des vues intérieures d’appartements à vendre. Les images, prises dans les revues de petites annonces entre particuliers, sont photocopiées sur papier calque et assemblées sous cache diapo. L’image y est très grossière mais sa projection permet de révéler des qualités de la photocopie invisibles à l’œil nu. Le grain du papier, sa transparence irrégulière, la poudre du toner et la trame d’impression transforment radicalement l’image en une sorte de matière lumineuse extrêmement riche et complexe.
La diapositive laisse au destinataire le choix d’une présentation spectaculaire ou non de l’image.

La photocopie (14)

[Mai 1997]

Un horizon est l’agrandissement de la une d’un quotidien régional. C’est l’été, et rien ne se passe à l’horizon.
La trame épaisse de la presse quotidienne (ou des journaux de petites annonces) est parfaite pour une reproduction en photocopie. Le renforcement du contraste et le noir puissant du toner en améliorent le rendu.
Ici l’image est agrandie. Elle est à la limite de la lisibilité. Pour la voir, il faut l’éloigner et, d’une certaine façon, la rapprocher de l’horizon, pour qu’elle redevienne lisible.
Une photocopie sert à reproduire une image. Mais elle peut aussi l’agrandir, la réduire, ou la rendre illisible. Mécaniquement.
Toutes ces manipulations n’épuisent jamais l’image. Celle-ci peut toujours investir de nouveaux états sans que cela ne l’atteigne vraiment puisqu’elle est en même temps ici, là et ailleurs.

La photocopie (17)

[Septembre 2010]

En septembre 2010, dans le cadre de monotone press, j’inaugure une série de nouveaux travaux photocopiés intitulée Public monotone prints. Le protocole est simple : « Choisissez n’importe quel photocopieur public (dans une gare, une poste, une CAF, etc.) Insérez votre monnaie. Soulevez le couvercle du copieur. Ne mettez rien sur la vitre. Appuyez sur la touche «Copie». Récupérez votre copie. » En principe la photocopie obtenue devrait être un simple monochrome noir. En fait, c’est très rarement le cas.
Les machines sont souvent fatiguées, mal réglées, peu encrées… Aucune (ou presque) ne produit d’aplat noir. Mieux encore, aucune ne produit la même chose. Quand on passe d’une machine à l’autre, chaque machine produit une image particulière, unique. Quand on repasse quelques semaines plus tard, tout a de nouveau changé.
On pense, quand on utilise un copieur, avoir affaire à une machine reproduisant le plus fidèlement possible les originaux qu’on veut copier. Ça n’est vrai qu’en partie. En manipulant,  on découvre, au contraire, que l’on a plutôt affaire à des machines singulières produisant des images inattendues. Peut-être faut-il alors considérer toute impression comme une tentative plus ou moins ratée de figurer un modèle.

La phocotopie (19)

[Février 2011]

« Public Monotone Prints », intervention pour Sans niveau ni mètre, Rennes, Journal du cabinet du livre d’artiste, 10 février – 4 avril 2011, 4 p., 42 × 29,7 cm.
sans niveau ni mètre

La photocopie (20)

[Février 2011]

Il n’y a pas de machine neutre. Qu’elles marchent bien ou mal, elles produisent toutes des objets dont les qualités déterminent le regard. Il y a quelque chose qu’il faudrait arriver à nommer dans cette opération qu’est l’impression et dans ses effets sur la perception de l’œuvre d’art.
C’est en partie l’entreprise de Walter Benjamin dans son texte « L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique ». Ce qui fait défaut dans la reproduction, c’est l’authenticité de l’œuvre. Sans doute pour une raison simple : une reproduction est toujours un objet neuf. Il lui manque, le temps qui viendra lui donner l’authenticité de l’objet usé. De plus, la perfection technique de la reproduction est le signe visible de son assujettissement total à un modèle absent.
Avec l’impression ratée c’est un peu différent. Nous ne sommes plus vraiment en face d’une reproduction, nous sommes en face d’un objet étonnamment inédit.

> Livres photocopiés

Faire

Je ne sais réfléchir qu’en faisant et il m’aurait été tout à fait impossible d’arriver aux questions exposées ici autrement qu’en faisant mon travail d’artiste.

J’ai choisi l’art en 1981. Depuis 1995, ma démarche est accompagnée d’un travail de recherche de type universitaire, mais pas tout à fait : aucun sujet, aucune problématique, ou corpus n’y a jamais été défini. Les choses sont apparues au fur et à mesure que le travail artistique avançait. C’est le seul moteur. Pendant vingt ans tout s’est succédé : des livres, des textes, des images, des projets, des expositions, etc.

Une démarche artistique ne saurait être autre chose qu’elle-même. C’est-à-dire la construction pas à pas d’un ensemble singulier et totalement libre. Le but d’un travail artistique est la création d’une œuvre et non d’une connaissance.

Travailler au quotidien n’a jamais fait naître la moindre thèse ni établi aucun corpus. Le temps de la création, n’est pas le temps de l’hypothèse (le possible) validée par l’expérience (le réel). Comme le dit Henri Bergson : « l’artiste crée du possible en même temps que du réel quand il exécute son œuvre. »

Pour le dire de façon tout à fait claire, faire c’est aussi une façon de penser. Une façon de penser, et aussi une façon de communiquer cette pensée. D’un certain point de vue, cette pensée si particulière qui est constituée à la fois d’images, de gestes, de matières, d’agencements, est largement suffisante. On aurait tort de croire, même si c’est ce que suggère la phrase : « bête comme un peintre », qu’il n’y a que du faire là où le peintre fait quelque chose. En fait, chaque geste est une pensée avec et sur ce geste. Une pensée en action, une pensée par l’action.

Faire, c’est avant tout passer du temps. Passer du temps à faire ce qu’on fait. Ce temps est multiple. Il est fait de lenteurs, d’accélérations, de refus, d’acceptations, de fulgurances, de retours, de pauses, d’avancées… Je suis incapable d’imaginer un autre ordre que celui des choses s’établissant les unes après les autres. Et ce pour une raison bien simple, cet enchaînement n’est pas le fruit du hasard, mais la construction patiente d’une ou de plusieurs problématiques innommables a priori.

Il faut d’abord, avant tout mot, que quelque chose existe. C’est-à-dire que quelque chose soit fait.

Il me semble, mais je peux me tromper, que la spécificité d’une thèse en arts plastiques ça serait précisément une approche au plus près de l’imbroglio de la pratique. Ne pas se coller à la démarche artistique c’est prendre le risque de ne pas laisser son apparition possible. C’est aussi dans un même temps créer les conditions de son artificialité.

Il faut bien comprendre que le travail plastique a son temps et son espace propres. Il faut comprendre aussi que si l’on imprime sur ce travail, au moment où il se fait, une problématique, alors ce travail est faussé.
On sait très bien que le travail artistique ne repose sur aucune question a priori, mais qu’au contraire il se construit, se démonte, et se redirige sur une question toujours relancée. C’est-à-dire, sur une question toujours devant lui.

La difficulté dans un travail de recherche en arts plastiques est l’articulation entre un travail pratique qui a son rythme et ses objets, et le travail théorique qui a un temps et des objets différents. On pourrait bien sûr dégager du travail plastique la matière nécessaire à la mise en place d’une problématique. Mais on serait alors certains de rater ou d’oublier quelque chose. En effet, s’il est toujours possible de rédiger un texte cohérent à partir d’une pratique artistique réelle, c’est toujours au prix de l’éclipse de cette pratique et de son temps spécifique.

L’expression « travailler sur » est une commodité de langage, mais elle a des effets catastrophiques. Dans la pratique je ne travaille sur rien. Je travaille, c’est tout. Travailler sur, c’est toujours travailler sur quelque chose qui est déjà là. Quelque chose que l’on peut poser face à soi et que l’on peut regarder dans la distance de l’analyse. Travailler sur, c’est pouvoir nommer avant, quelque chose qui devrait justement ne jamais être nommable au moment de l’effectuation du travail artistique.

Un des effets pervers, mais majeur, de la question posée a posteriori est qu’elle apparaît bien souvent comme la source même du travail pratique alors qu’elle ne l’est pas. Ainsi, échappe à la pensée, la dimension essentielle du travail artistique qui est la surprise. Avec l’art, comme le dit parfaitement Henri Bergson, « Il faut en prendre son parti : c’est le réel qui se fait possible, et non pas le possible qui devient réel. »

Dans le cas où une thèse prend comme support un travail artistique en train de se faire, la constitution du corpus pose un problème. Énoncer une problématique venant du travail artistique et relire ce travail selon cette même problématique le rend littéralement inregardable. Extraire, a posteriori, dans le travail lui-même une question qui peut sembler pertinente n’est pas la méthode appropriée. Au contraire, il faut essayer de mettre en lumière le mouvement même des questions apparues successivement.

En effet, le travail artistique ne se construit jamais sur une question préalable mais sur l’apparition toujours renouvelée de questions imprévisibles : des questions qui se posent chaque fois de proche en proche et jamais selon un plan préétabli. Dans le travail artistique, s’il y a un plan, il n’est visible qu’une fois le parcours effectué. Dans le travail d’analyse, ce n’est donc pas une stratégie ou un plan d’attaque qu’il faut chercher : ce qu’il faudrait arriver à faire, c’est le relevé topographique et la cartographie d’un territoire découvert par une marche dans un pays inconnu.
Je ne sais pas si le travail qui suit est une thèse. Je n’en suis pas sûr. Le travail qui suit, est plutôt une tentative de fixation d’une pensée établie au jour le jour. Il me semble que cette façon particulière de noter les choses dans leurs hésitations est la chose la plus importante à conserver. Si l’on me demandait pourquoi, je n’aurais d’autre réponse que celle qui consiste à dire que c’est la seule qui soit honnête. Honnête, parce que c’est comme ça qu’elle s’est établie et pas autrement.

C’est une évidence, la recherche ne s’engage pas dans les mêmes objets selon que l’on fait un travail plastique ou un travail théorique. L’enjeu d’un travail de recherche mélangeant pratique et théorie serait justement de ne pas oublier le temps et les objets spécifiques dans lesquels s’inscrivent les pratiques elles-mêmes.

La question que posent les pratiques artistiques à la recherche est une question de méthode. Comment dans un même temps avoir une pratique et la problématiser ? Comment les questions se posent-elles et quelles réponses peut-on en attendre ?

Il n’y a, pour moi, pas d’autre méthode possible que celle imposée par la chronologie elle-même. Toute la singularité d’une démarche qui mélange pratique et théorie se situe dans le fatras linéaire des choses qu’elle tisse. Car c’est bien un fatras : les problématiques n’y sont jamais données d’emblée, elles s’établissent et se mélangent dans la réalisation même du travail.
Chaque dessin, chaque livre, chaque texte ou chaque exposition est un agencement de pensées indistingables engagées dans un objet précis. Ces agencements sont sans équivalence entre eux. Nous devons donc les suivre un à un, quelles que soient leurs formes, et les considérer à chaque fois selon leurs formes. Avant Architectures remarquables la question du don et de la gratuité ne se posait pas, avant Paysage avec retard la question du paysage et de l’image ne se posait pas non plus. Les questions apparaissent quand elles apparaissent, et ce sont les objets qui posent ces questions. Pas moi.

Le travail plastique a ceci de particulier qu’il ne se construit pas grâce au langage. L’objet remet toujours tout en cause. Dire, par exemple, que l’art est gratuit ne suffit pas. Il faut encore le prouver. Et la seule façon de le prouver, c’est de le rendre gratuit. Vraiment. Si une question posée ne trouve pas de réponse dans un objet ou dans une action, alors elle ne trouve aucune réponse.

L’œuvre propose et valide en même temps. C’est ça « marcher» ou « tenir » pour une œuvre d’art. Ce qui « tient », dans une œuvre, c’est ce double mouvement de réalisation et de possibilité ramassées dans un seul temps et dans un seul objet. C’est pour cette raison peu évidente à nommer (puisqu’il faut en avoir fait l’expérience) que le travail plastique ne peut pas totalement se penser dans le cadre d’une démarche de recherche ou dans une problématique. Le travail plastique ignore la problématique. Il l’oublie sans cesse pour se concentrer sur son propre établissement en tant que travail artistique.
Nous devons absolument apprendre à réfléchir avec des objets. Il est tout à fait dangereux de faire une pratique de la théorie. La théorie n’a aucune validation possible dans la pratique. Un objet plastique ne peut pas valider un discours. Il ne valide que lui même. Chaque fois que j’ai cru avoir résolu un problème plastique grâce à une solution théorique, cette solution a aussitôt été démentie par son application pratique. Pour une raison bien simple : comme l’a très bien dit Gilles Deleuze les idées sont toujours engagées dans quelque chose. Une idée plastique n’est engagée que dans le champ plastique et sa résolution ne peut être que plastique.

Comment dès lors faire entrer le langage là où justement il a été écarté ? C’est sans doute toute la difficulté d’un exercice comme celui d’une thèse en arts plastiques. Pour être tout à fait juste, il faudrait arriver à conserver deux façons de penser radicalement différentes. Il faudrait arriver à maintenir un discours hétérogène qui serait fait d’une pensée en actes, d’une pensée en mots (qui peuvent aussi être des actes) et d’une pensée en mots sur les actes.

Je ne veux pas m’écarter théoriquement de mon objet. Je veux au contraire y être au plus près. De ce point de vue, la théorie est envisagée comme une forme possible du travail lui-même et non comme un travail supplémentaire. Penser est ici l’occasion d’imaginer une nouvelle forme. Une forme écrite et non écrite où la réflexion sur la pratique et la pratique elle-même seraient indissociables. Une forme malgré tout dissymétrique, la pratique y étant toujours plus déterminante que la réflexion. Une forme où ce sont toujours les objets qui devancent et qui valident. Toujours eux qui produisent une réponse adéquate aux différentes questions qu’ils mettent en place. Toujours eux, qui d’une façon ou d’une autre, auront le premier et le dernier mot.

Écrire

Ce travail est pour moi l’occasion d’essayer d’inventer une forme d’écriture.

Avec quoi pensons-nous ? Avec des mots ? Sans doute. Mais pas que. Pas d’abord. Pas toujours. Surtout quand on est plasticien. Lorsque je fais un livre, je ne pense pas avec des mots. Avec aucun. Je pense avec des pages, un format, un papier, un façonnage, des titres, des contenus, des images, etc.

Dans le cadre d’un travail théorique, on réordonne (on désordonne) souvent un travail artistique pour le rendre cohérent par rapport à un thème ou à une problématique. Ici l’ordre de la pratique n’est pas négociable. C’est le discours qui doit se plier à l’ordre imposé par les objets créés (ces objets étant parfois des textes).

Les problématiques exposées ici sont apparues avec le travail lui même. J’essaie juste de rendre compte de cette apparition et du tressage des temps et des problématiques. Le temps de l’œuvre, le temps de la réflexion sur l’œuvre, le temps de son développement, le temps de sa suite et de ses différents rebonds.

Une écriture tressée devrait donc permettre de révéler une évolution de la pensée à travers les objets. C’est cette spécificité incroyable d’un travail mélangeant ce que l’on désigne, par commodité de langage, la pratique et la théorie que je voudrais conserver dans la rédaction de cette thèse.

Il me semble important (particulièrement aujourd’hui) de faire un travail d’écriture spécifique à une pratique et ce pour une raison déjà évoquée : un travail d’écriture spécifique à une pratique artistique ne se fait pas qu’avec l’écriture, il se fait aussi beaucoup (pour ne pas dire essentiellement) avec les objets produits par la pratique elle-même. Ces objets s’ils ne sont pas de même nature doivent être lus comme ayant le même statut. Ils sont le texte principal, mais un texte sans mot. Si le texte a sa logique d’écriture, la création de nouveaux objets troue littéralement l’écriture par son écriture propre.

Il va sans dire que la question de la forme même de l’écriture, du chapitrage, de la mise en page, de la présence des œuvres a été compliquée à résoudre.

Heureusement, en 2012, paraissait aux Éditions La Découverte un livre de Sven Lindqvist intitulé Une histoire du bombardement. Ce livre raconte, par ordre chronologique, l’histoire du bombardement depuis l’an 762 jusqu’à nos jours. Il est divisé en quatre cents sections numérotées de 1 à 400. Il y a, en plus de l’ordre chronologique, vingt deux entrées qui permettent de naviguer dans les quatre cents sections du livre selon vingt-deux parcours différents. Le livre peut ainsi se lire dans l’ordre des vingt deux entrées, ou selon l’envie du moment en prenant n’importe quelle entrée.
C’est cette même structure que nous reprenons ici.
Cette façon d’écrire a pour avantage de conserver l’ordre d’apparition des objets et des réflexions qui s’y réfèrent, et de permettre en même temps des lectures thématiques ou problématisées.

La grille chronologique est donnée par les dates de réalisation des différents travaux artistiques. Ces travaux sont soit des œuvres plastiques, soit des textes. Parmi ces textes, il y a des inventaires : « Donner c’est donner », « L’inventaire des destructions » ; des articles : « Felix Gonzalez-Torres : un art de la reproductibilité technique », « L’art conceptuel n’existe pas »  ; des manifestes : « Il n’y a pas d’images rares », « Monotone press » ; et même une chanson : « Copier n’est pas voler ». Ces textes, comme les autres œuvres, sont reproduits par ordre chronologique, dans leur intégralité et sans modification.

À ces textes, et aux œuvres, s’ajoutent des notes de travail réécrites ou pas et des textes inédits. Ces textes ajoutés viennent éclaircir les problématiques initiées par les œuvres.

Certains travaux présentés ne font aussi l’objet d’aucun commentaire. Et pour cause, ce sont eux qui commentent, eux qui développent, qui argumentent, voire qui concluent. À égalité avec le texte, ils construisent ce qui se dit.

Comme dans le livre de Sven Lindqvist le lecteur peut se déplacer dans le temps selon les entrées. Sauter physiquement des pages n’est pas un effet de style : c’est une façon de rendre visible, à la lecture, le tressage des différentes problématiques et les sauts qu’elles peuvent faire dans le temps au gré de l’apparition des œuvres.

Beaucoup de chapitres auraient pu apparaître sous plusieurs entrées. Il a fallu, pour simplifier la lecture papier, se résoudre à ne donner qu’une entrée à chaque image ou à chaque texte, et il a aussi fallu accepter de ne passer qu’une fois par section.

Contrairement à Sven Lindqvist nous n’avons pas doublé la pagination par une numérotation des sections. Les numéros en haut des pages sont les numéros de pages. Les numéros en pied de page indiquent la page à la quelle il faut se rendre pour continuer sa lecture.

Il serait curieux de penser que le numérique changerait quelque chose à la pratique artistique et qu’il ne changerait rien aux autres pratiques. Le numérique (et particulièrement internet) favorise les écritures courtes et la structure de Lindqvist est plus qu’adaptée à une version hypertexte développée pour internet. De plus l’écriture d’articles courts et autonomes permet l’ajout constant de nouveaux articles sans jamais mettre en danger la structure.

Choses vues (5)

Choses vues en allant à Barcelone, Montpellier, L’atelier dispersé, mai 1995, 20 p., 20,3 x 13,5 cm.