Ce travail est pour moi l’occasion d’essayer d’inventer une forme d’écriture.
Avec quoi pensons-nous ? Avec des mots ? Sans doute. Mais pas que. Pas d’abord. Pas toujours. Surtout quand on est plasticien. Lorsque je fais un livre, je ne pense pas avec des mots. Avec aucun. Je pense avec des pages, un format, un papier, un façonnage, des titres, des contenus, des images, etc.
Dans le cadre d’un travail théorique, on réordonne (on désordonne) souvent un travail artistique pour le rendre cohérent par rapport à un thème ou à une problématique. Ici l’ordre de la pratique n’est pas négociable. C’est le discours qui doit se plier à l’ordre imposé par les objets créés (ces objets étant parfois des textes).
Les problématiques exposées ici sont apparues avec le travail lui même. J’essaie juste de rendre compte de cette apparition et du tressage des temps et des problématiques. Le temps de l’œuvre, le temps de la réflexion sur l’œuvre, le temps de son développement, le temps de sa suite et de ses différents rebonds.
Une écriture tressée devrait donc permettre de révéler une évolution de la pensée à travers les objets. C’est cette spécificité incroyable d’un travail mélangeant ce que l’on désigne, par commodité de langage, la pratique et la théorie que je voudrais conserver dans la rédaction de cette thèse.
Il me semble important (particulièrement aujourd’hui) de faire un travail d’écriture spécifique à une pratique et ce pour une raison déjà évoquée : un travail d’écriture spécifique à une pratique artistique ne se fait pas qu’avec l’écriture, il se fait aussi beaucoup (pour ne pas dire essentiellement) avec les objets produits par la pratique elle-même. Ces objets s’ils ne sont pas de même nature doivent être lus comme ayant le même statut. Ils sont le texte principal, mais un texte sans mot. Si le texte a sa logique d’écriture, la création de nouveaux objets troue littéralement l’écriture par son écriture propre.
Il va sans dire que la question de la forme même de l’écriture, du chapitrage, de la mise en page, de la présence des œuvres a été compliquée à résoudre.
Heureusement, en 2012, paraissait aux Éditions La Découverte un livre de Sven Lindqvist intitulé Une histoire du bombardement. Ce livre raconte, par ordre chronologique, l’histoire du bombardement depuis l’an 762 jusqu’à nos jours. Il est divisé en quatre cents sections numérotées de 1 à 400. Il y a, en plus de l’ordre chronologique, vingt deux entrées qui permettent de naviguer dans les quatre cents sections du livre selon vingt-deux parcours différents. Le livre peut ainsi se lire dans l’ordre des vingt deux entrées, ou selon l’envie du moment en prenant n’importe quelle entrée.
C’est cette même structure que nous reprenons ici.
Cette façon d’écrire a pour avantage de conserver l’ordre d’apparition des objets et des réflexions qui s’y réfèrent, et de permettre en même temps des lectures thématiques ou problématisées.
La grille chronologique est donnée par les dates de réalisation des différents travaux artistiques. Ces travaux sont soit des œuvres plastiques, soit des textes. Parmi ces textes, il y a des inventaires : « Donner c’est donner », « L’inventaire des destructions » ; des articles : « Felix Gonzalez-Torres : un art de la reproductibilité technique », « L’art conceptuel n’existe pas » ; des manifestes : « Il n’y a pas d’images rares », « Monotone press » ; et même une chanson : « Copier n’est pas voler ». Ces textes, comme les autres œuvres, sont reproduits par ordre chronologique, dans leur intégralité et sans modification.
À ces textes, et aux œuvres, s’ajoutent des notes de travail réécrites ou pas et des textes inédits. Ces textes ajoutés viennent éclaircir les problématiques initiées par les œuvres.
Certains travaux présentés ne font aussi l’objet d’aucun commentaire. Et pour cause, ce sont eux qui commentent, eux qui développent, qui argumentent, voire qui concluent. À égalité avec le texte, ils construisent ce qui se dit.
Comme dans le livre de Sven Lindqvist le lecteur peut se déplacer dans le temps selon les entrées. Sauter physiquement des pages n’est pas un effet de style : c’est une façon de rendre visible, à la lecture, le tressage des différentes problématiques et les sauts qu’elles peuvent faire dans le temps au gré de l’apparition des œuvres.
Beaucoup de chapitres auraient pu apparaître sous plusieurs entrées. Il a fallu, pour simplifier la lecture papier, se résoudre à ne donner qu’une entrée à chaque image ou à chaque texte, et il a aussi fallu accepter de ne passer qu’une fois par section.
Contrairement à Sven Lindqvist nous n’avons pas doublé la pagination par une numérotation des sections. Les numéros en haut des pages sont les numéros de pages. Les numéros en pied de page indiquent la page à la quelle il faut se rendre pour continuer sa lecture.
Il serait curieux de penser que le numérique changerait quelque chose à la pratique artistique et qu’il ne changerait rien aux autres pratiques. Le numérique (et particulièrement internet) favorise les écritures courtes et la structure de Lindqvist est plus qu’adaptée à une version hypertexte développée pour internet. De plus l’écriture d’articles courts et autonomes permet l’ajout constant de nouveaux articles sans jamais mettre en danger la structure.