Faire

Faire

Je ne sais réfléchir qu’en faisant et il m’aurait été tout à fait impossible d’arriver aux questions exposées ici autrement qu’en faisant mon travail d’artiste.

J’ai choisi l’art en 1981. Depuis 1995, ma démarche est accompagnée d’un travail de recherche de type universitaire, mais pas tout à fait : aucun sujet, aucune problématique, ou corpus n’y a jamais été défini. Les choses sont apparues au fur et à mesure que le travail artistique avançait. C’est le seul moteur. Pendant vingt ans tout s’est succédé : des livres, des textes, des images, des projets, des expositions, etc.

Une démarche artistique ne saurait être autre chose qu’elle-même. C’est-à-dire la construction pas à pas d’un ensemble singulier et totalement libre. Le but d’un travail artistique est la création d’une œuvre et non d’une connaissance.

Travailler au quotidien n’a jamais fait naître la moindre thèse ni établi aucun corpus. Le temps de la création, n’est pas le temps de l’hypothèse (le possible) validée par l’expérience (le réel). Comme le dit Henri Bergson : « l’artiste crée du possible en même temps que du réel quand il exécute son œuvre. »

Pour le dire de façon tout à fait claire, faire c’est aussi une façon de penser. Une façon de penser, et aussi une façon de communiquer cette pensée. D’un certain point de vue, cette pensée si particulière qui est constituée à la fois d’images, de gestes, de matières, d’agencements, est largement suffisante. On aurait tort de croire, même si c’est ce que suggère la phrase : « bête comme un peintre », qu’il n’y a que du faire là où le peintre fait quelque chose. En fait, chaque geste est une pensée avec et sur ce geste. Une pensée en action, une pensée par l’action.

Faire, c’est avant tout passer du temps. Passer du temps à faire ce qu’on fait. Ce temps est multiple. Il est fait de lenteurs, d’accélérations, de refus, d’acceptations, de fulgurances, de retours, de pauses, d’avancées… Je suis incapable d’imaginer un autre ordre que celui des choses s’établissant les unes après les autres. Et ce pour une raison bien simple, cet enchaînement n’est pas le fruit du hasard, mais la construction patiente d’une ou de plusieurs problématiques innommables a priori.

Il faut d’abord, avant tout mot, que quelque chose existe. C’est-à-dire que quelque chose soit fait.

Il me semble, mais je peux me tromper, que la spécificité d’une thèse en arts plastiques ça serait précisément une approche au plus près de l’imbroglio de la pratique. Ne pas se coller à la démarche artistique c’est prendre le risque de ne pas laisser son apparition possible. C’est aussi dans un même temps créer les conditions de son artificialité.

Il faut bien comprendre que le travail plastique a son temps et son espace propres. Il faut comprendre aussi que si l’on imprime sur ce travail, au moment où il se fait, une problématique, alors ce travail est faussé.
On sait très bien que le travail artistique ne repose sur aucune question a priori, mais qu’au contraire il se construit, se démonte, et se redirige sur une question toujours relancée. C’est-à-dire, sur une question toujours devant lui.

La difficulté dans un travail de recherche en arts plastiques est l’articulation entre un travail pratique qui a son rythme et ses objets, et le travail théorique qui a un temps et des objets différents. On pourrait bien sûr dégager du travail plastique la matière nécessaire à la mise en place d’une problématique. Mais on serait alors certains de rater ou d’oublier quelque chose. En effet, s’il est toujours possible de rédiger un texte cohérent à partir d’une pratique artistique réelle, c’est toujours au prix de l’éclipse de cette pratique et de son temps spécifique.

L’expression « travailler sur » est une commodité de langage, mais elle a des effets catastrophiques. Dans la pratique je ne travaille sur rien. Je travaille, c’est tout. Travailler sur, c’est toujours travailler sur quelque chose qui est déjà là. Quelque chose que l’on peut poser face à soi et que l’on peut regarder dans la distance de l’analyse. Travailler sur, c’est pouvoir nommer avant, quelque chose qui devrait justement ne jamais être nommable au moment de l’effectuation du travail artistique.

Un des effets pervers, mais majeur, de la question posée a posteriori est qu’elle apparaît bien souvent comme la source même du travail pratique alors qu’elle ne l’est pas. Ainsi, échappe à la pensée, la dimension essentielle du travail artistique qui est la surprise. Avec l’art, comme le dit parfaitement Henri Bergson, « Il faut en prendre son parti : c’est le réel qui se fait possible, et non pas le possible qui devient réel. »

Dans le cas où une thèse prend comme support un travail artistique en train de se faire, la constitution du corpus pose un problème. Énoncer une problématique venant du travail artistique et relire ce travail selon cette même problématique le rend littéralement inregardable. Extraire, a posteriori, dans le travail lui-même une question qui peut sembler pertinente n’est pas la méthode appropriée. Au contraire, il faut essayer de mettre en lumière le mouvement même des questions apparues successivement.

En effet, le travail artistique ne se construit jamais sur une question préalable mais sur l’apparition toujours renouvelée de questions imprévisibles : des questions qui se posent chaque fois de proche en proche et jamais selon un plan préétabli. Dans le travail artistique, s’il y a un plan, il n’est visible qu’une fois le parcours effectué. Dans le travail d’analyse, ce n’est donc pas une stratégie ou un plan d’attaque qu’il faut chercher : ce qu’il faudrait arriver à faire, c’est le relevé topographique et la cartographie d’un territoire découvert par une marche dans un pays inconnu.
Je ne sais pas si le travail qui suit est une thèse. Je n’en suis pas sûr. Le travail qui suit, est plutôt une tentative de fixation d’une pensée établie au jour le jour. Il me semble que cette façon particulière de noter les choses dans leurs hésitations est la chose la plus importante à conserver. Si l’on me demandait pourquoi, je n’aurais d’autre réponse que celle qui consiste à dire que c’est la seule qui soit honnête. Honnête, parce que c’est comme ça qu’elle s’est établie et pas autrement.

C’est une évidence, la recherche ne s’engage pas dans les mêmes objets selon que l’on fait un travail plastique ou un travail théorique. L’enjeu d’un travail de recherche mélangeant pratique et théorie serait justement de ne pas oublier le temps et les objets spécifiques dans lesquels s’inscrivent les pratiques elles-mêmes.

La question que posent les pratiques artistiques à la recherche est une question de méthode. Comment dans un même temps avoir une pratique et la problématiser ? Comment les questions se posent-elles et quelles réponses peut-on en attendre ?

Il n’y a, pour moi, pas d’autre méthode possible que celle imposée par la chronologie elle-même. Toute la singularité d’une démarche qui mélange pratique et théorie se situe dans le fatras linéaire des choses qu’elle tisse. Car c’est bien un fatras : les problématiques n’y sont jamais données d’emblée, elles s’établissent et se mélangent dans la réalisation même du travail.
Chaque dessin, chaque livre, chaque texte ou chaque exposition est un agencement de pensées indistingables engagées dans un objet précis. Ces agencements sont sans équivalence entre eux. Nous devons donc les suivre un à un, quelles que soient leurs formes, et les considérer à chaque fois selon leurs formes. Avant Architectures remarquables la question du don et de la gratuité ne se posait pas, avant Paysage avec retard la question du paysage et de l’image ne se posait pas non plus. Les questions apparaissent quand elles apparaissent, et ce sont les objets qui posent ces questions. Pas moi.

Le travail plastique a ceci de particulier qu’il ne se construit pas grâce au langage. L’objet remet toujours tout en cause. Dire, par exemple, que l’art est gratuit ne suffit pas. Il faut encore le prouver. Et la seule façon de le prouver, c’est de le rendre gratuit. Vraiment. Si une question posée ne trouve pas de réponse dans un objet ou dans une action, alors elle ne trouve aucune réponse.

L’œuvre propose et valide en même temps. C’est ça « marcher» ou « tenir » pour une œuvre d’art. Ce qui « tient », dans une œuvre, c’est ce double mouvement de réalisation et de possibilité ramassées dans un seul temps et dans un seul objet. C’est pour cette raison peu évidente à nommer (puisqu’il faut en avoir fait l’expérience) que le travail plastique ne peut pas totalement se penser dans le cadre d’une démarche de recherche ou dans une problématique. Le travail plastique ignore la problématique. Il l’oublie sans cesse pour se concentrer sur son propre établissement en tant que travail artistique.
Nous devons absolument apprendre à réfléchir avec des objets. Il est tout à fait dangereux de faire une pratique de la théorie. La théorie n’a aucune validation possible dans la pratique. Un objet plastique ne peut pas valider un discours. Il ne valide que lui même. Chaque fois que j’ai cru avoir résolu un problème plastique grâce à une solution théorique, cette solution a aussitôt été démentie par son application pratique. Pour une raison bien simple : comme l’a très bien dit Gilles Deleuze les idées sont toujours engagées dans quelque chose. Une idée plastique n’est engagée que dans le champ plastique et sa résolution ne peut être que plastique.

Comment dès lors faire entrer le langage là où justement il a été écarté ? C’est sans doute toute la difficulté d’un exercice comme celui d’une thèse en arts plastiques. Pour être tout à fait juste, il faudrait arriver à conserver deux façons de penser radicalement différentes. Il faudrait arriver à maintenir un discours hétérogène qui serait fait d’une pensée en actes, d’une pensée en mots (qui peuvent aussi être des actes) et d’une pensée en mots sur les actes.

Je ne veux pas m’écarter théoriquement de mon objet. Je veux au contraire y être au plus près. De ce point de vue, la théorie est envisagée comme une forme possible du travail lui-même et non comme un travail supplémentaire. Penser est ici l’occasion d’imaginer une nouvelle forme. Une forme écrite et non écrite où la réflexion sur la pratique et la pratique elle-même seraient indissociables. Une forme malgré tout dissymétrique, la pratique y étant toujours plus déterminante que la réflexion. Une forme où ce sont toujours les objets qui devancent et qui valident. Toujours eux qui produisent une réponse adéquate aux différentes questions qu’ils mettent en place. Toujours eux, qui d’une façon ou d’une autre, auront le premier et le dernier mot.