Livres photocopiés

1982 La Chambre Blanche

En 1982, je suis invité à participer à l’exposition Livres d’artistes qui a lieu à la Chambre Blanche, à Québec. C’est la première fois que j’entends le mot « livre d’artiste ». À ce moment là, je n’ai aucune idée de ce qu’est un livre d’artiste. Ou plus exactement, j’en ai la même idée que Monsieur Tout-le-monde. J’imagine un objet qui doit ressembler à un livre mais pas trop. Quelque chose d’un peu artisanal, d’un peu original. Forcément. Une sorte d’objet d’art. C’est catastrophique : ma participation à l’exposition est nulle. Oublions.

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Au début des années quatre-vingts, j’ai envie de faire des installations, en particulier des in situ. L’inconvénient avec ce genre de démarches, c’est qu’elles dépendent des opportunités ou des demandes. Pour sortir de cette dépendance, je décide d’orienter mon travail vers le dessin. Pour dessiner vous n’avez besoin de rien. Un bout de papier et un simple morceau de charbon font très bien l’affaire.
Je dessine beaucoup. Tous les jours, frénétiquement. Les dessins s’entassent. Mais faire des dessins ne suffit pas. Il faut les montrer, les diffuser, les exposer.

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Fin 1992, Sébastien Morlighem me propose de publier un recueil de dessins. Cinq cents pages A4 reliées en un seul volume : un pavé. L’idée ne me plait pas totalement. Je n’ai pas du tout envie de passer mon temps à reclasser mes anciens travaux pour les réunir en un volume. Je propose donc à Sébastien de faire l’édition mensuelle des dessins à venir, soit douze livres de vingt-quatre pages où serait publiée une sélection des dessins faits chaque mois. L’ensemble s’appellerait 1993 et chaque cahier aurait pour titre son mois de publication : Janvier pour le mois de janvier, Février pour février, etc.
Sébastien accepte et soumet la même formule à Bruno Richard.

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Ce serait une erreur de faire la photocopie d’un dessin ou d’une photographie en espérant retrouver l’original et toutes ses qualités.
Avec la photocopie les motifs trop clairs disparaissent, les dégradés de gris sont étagés, les textures sont renforcées, les contrastes plus tranchés, les noirs plus profonds et l’ensemble a un aspect mat avec des zones parfois brillantes. Le passage par la photocopie rapproche les photographies du dessin et les dessins de la gravure.
Par contre on peut faire une photocopie avec l’idée qu’apparaîtra un nouvel objet graphique ayant ses qualités propres.
Pour 1993, les contrastes, les bordures, les textures, les échelles et les mises en page de chaque dessin ont été remaniés afin que la photocopie soit satisfaisante. C’est-à-dire qu’elle tire profit de ses spécificités.
Il n’y a aucune perte dans cette opération. Bien au contraire. En plus des dessins originaux, qui de toute façon restent ce qu’ils sont, il y a la création d’une matrice adaptée à la machine. Il y a, par l’édition, la fabrication d’un nouvel ensemble de dessins reproduits dont la qualité principale est d’être nés par et pour la photocopie.

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Tout moyen technique n’a que les défauts qu’on veut bien lui attribuer. Si le seul objectif de la reproduction est la fidélité parfaite à l’original, alors effectivement la photocopie n’est pas l’outil adéquat. Par contre si l’on comprend que le défaut d’une technique est toujours exactement sa qualité principale, et si l’on accepte de s’adapter en ne gardant, dans les caractéristiques de l’objet produit, que celles qui sont compatibles avec la technique utilisée, alors le résultat peut être surprenant.

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L’enjeu de 1993, n’est ni la forme du livre, ni le reproduction fidèle de dessins originaux absents, mais bien la fabrication d’un objet absolument photocopiable.
1993 n’est pas vraiment un recueil de reproductions, c’est un objet différent ayant sa valeur propre dans l’acceptation et dans l’utilisation des médiocres performances du photocopieur.
Cette acceptation est aussi l’acceptation d’un évanouissement : l’évanouissement de l’original en tant que modèle à retrouver. Ici le modèle a été modifié pour devenir conforme à sa duplication. Tous les dessins ont été retravaillés à la photocopieuse pour devenir les matrices parfaites des photocopies qui font le livre. Cette reproductibilité sur mesure change la nature même du livre. Contrairement au catalogue, il n’est pas le remplaçant pratique d’un original lointain, mais bel et bien un objet nouveau et spécifique ayant ses qualités propres. C’est cette distinction singulière qui en fait ce que nous appelons un livre d’artiste.

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1993 est un travail pauvre. Pauvre dans son économie, mais surtout pauvre dans son esthétique. Comme le dit Leszek Brogowski : « il n’y a pas de médium plus pauvre que la photocopie. » C’est un anti-luxe.
Les dessins eux-mêmes sont d’une extrême pauvreté. Ce ne sont, après tout, que des griffonnages sur des bouts de papiers déchirées.
Cette pauvreté n’est pas un choix contingent. C’est une façon de faire. Une façon de ne pas en imposer. De ne pas être du côté de  la démonstration de force, de l’esbroufe et du pouvoir. Une façon d’être le plus éloigné possible de l’objet d’art compris comme un objet de luxe ou d’ostentation. Une façon de ne pas être dans l’exceptionnel, mais au contraire de rester dans l’ordinaire et le quotidien.
Et pour l’ordinaire, la reproductibilité est bien-sûr un outil parfait.

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En décembre 1993, France Paringaux de la Galerie Latitude à Nice publie Éric Watier. C’est un catalogue. Incontestablement. C’en est presque une caricature. Il répond en tout point aux habitus du genre : texte de présentation, reproduction soignée des œuvres, indications de leurs techniques et de leurs dimensions, C.V., colophon.
Comme tous les catalogues, l’ouvrage réalisé avec France Paringaux a pour objectif de montrer de la façon la plus fidèle possible des objets qui ne sont pas, ou plus, accessibles (l’exposition est finie, les dessins ont été dispersés, vendus, etc.). Cet objectif est atteint, entre autres, grâce à l’impression offset qui permet une reproduction précise des œuvres.

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Les contenus du catalogue de Latitude et des mensuels de 1993 se recouvrent, mais les objets sont diamétralement opposées.
Si « l’objet spécifique » de Donald Judd n’est ni une sculpture, ni une peinture, le livre d’artiste peut lui aussi être considéré comme un objet spécifique. Ni catalogue, ni objet d’art, le livre d’artiste est un objet spécifique dans l’exacte mesure où il s’éloigne de ces deux modèles. De là, dans le contexte de l’édition d’art, le livre d’artiste peut se situer n’importe où entre ces deux extrêmes, mais, on l’aura compris, plus il s’éloigne en même temps des deux modèles, plus il devient spécifique et plus il se rapproche de ce qu’on appelle un livre d’artiste.
On voit bien que les spécificités techniques traduisent des orientations et des idéologies diamétralement opposées. Le catalogue a pour but de valoriser des objets précieux et uniques. Leur reproduction est soignée et il n’y a pas de confusion possible entre l’objet catalogue et ce qu’il présente.
Avec les livres photocopiés c’est tout le contraire. Ils ont la prétention d’être des objets singuliers, voire des œuvres d’art à part entière et ils semblent avoir peu de valeur : leur aspect est plus que pauvre et ils remplissent fort mal une quelconque fonction de présentation.

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Chez Walter Benjamin la reproductibilité technique met en jeu deux valeurs distinctes : la valeur d’exposition et la valeur de culte.
On sait que dans la société marchande la reproduction d’un original peut avoir pour effet le renforcement de sa valeur de culte. Répétant l’existence de l’original, une reproduction est  maintenue dans un statut inférieur de soumission à l’original. Par contre, si comme l’imagine déjà Benjamin, on imagine « une œuvre d’art conçue pour être reproductible », alors l’original n’existe plus, et toute la valeur se retrouve du côté de la reproduction.

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