La photocopie

La photocopie (1)

[1981]

Je découvre le photocopieur en 1981.
À l’époque je travaille au Centre Régional d’Arts Plastiques à Saint Raphaël. C’est un espace d’artistes comme il y en a un peu partout en France jusqu’au milieu des années quatre-vingts.
Mes premiers travaux sont des sortes de bricolages photocopiés. J’ai dix-huit ans. Je photocopie des magazines, des livres, des objets ramassés par terre, des polaroids®, des mouvements faits directement sur la vitre du copieur, etc. Je me sers aussi du photocopieur et de ses piètres qualités pour dégrader des images en faisant la photocopie de la photocopie de la photocopie jusqu’à ce que la feuille soit blanche. Je change les supports. Je photocopie sur papier journal, sur papier froissé, sur tissus, etc. Je re-photocopie les copies obtenues. Je les relie parfois sommairement. Mais je ne fais pas encore de livre d’artiste. Je ne sais même pas que ça existe.

La photocopie (2)

[1981]

La photocopie est l’imprimerie du pauvre. Pauvre dans son économie et pauvre dans son rendu. C’est l’imprimerie des tracts et des prospectus bon marché, l’imprimerie des étudiants, des petites entreprises, des bureaux et des administrations.
C’est aussi l’imprimerie en libre service. Avec la photocopie aucun savoir faire particulier n’est requis. Il suffit (en principe) d’appuyer sur le bouton.

La photocopie (3)

[Au début des années quatre-vingt]

Au début des années quatre-vingt, apparaissent les premiers photocopieurs couleur. Ce sont des machines plus précises que les photocopieurs noir et blanc, plutôt subtiles dans la restitution des gris, et en principe fidèles dans la restitution des couleurs. Ces machines auraient dû provoquer une explosion (colorée) de la micro édition. Il n’en fut rien.
La bonne restitution des couleurs et la possibilité du recto-verso couleur ayant très vite intéressé les faussaires en tout genre, le ministère de l’Intérieur a demandé aux fabricants de photocopieurs de dérégler les machines afin que la restitution des couleurs ne se fasse pas correctement. Le ministère de l’Intérieur a aussi fait pression pour que les encres utilisées ne puissent pas être recuites et que le recto-verso soit rendu techniquement impossible.
La conséquence directe de ces modifications (et du prix quatre fois plus élevé d’une impression couleur par rapport à une impression noir et blanc) fut qu’il n’y a pas eu, pendant longtemps, de micro édition en couleur, et qu’il n’y a pas eu non plus de micro édition dédiée à la photographie ou à un autre dessin que celui qui accepte la brutalité de la photocopie.
Le dessin est resté sauvage et les impressions brutes.

La photocopie (4)

[Au début des années quatre-vingt dix]

Au début des années quatre-vingt dix, je suis à la fois lié au monde de l’art contemporain (via les espaces d’artistes) et au monde du mail art et des fanzines. Ces mondes se côtoient peu.
La photocopie est alors un outil relativement marginal dans l’art. Par contre, elle est très utilisée pour produire les nombreuses micro-publications que sont les fanzines, les graphzines, les punkzines, les travaux de mail-art, les chain letters, etc.
À ce moment-là, je ne me pose pas de question. Tout est bon pour montrer, faire circuler, rencontrer, etc. La photocopie est tout aussi légitime que l’exposition et il n’y a pas de petite occasion. Même la plus insignifiante participation à une chain letter confidentielle est une nécessité et un plaisir.

La photocopie (6)

[1991]

Sébastien Morlighem, qui s’occupait entre autres des éditions SL’Art?, était un activiste infatigable du fanzine.
Photocopies pour Sébastien est un petit livre qui essaie de tirer le maximum des possibilités techniques du photocopieur. Il reproduit des dessins à l’encre noire. Les dessins sont généralement au centre de la page afin d’éviter les problèmes de marge et de calage. Le noir est noir.
Ici la photocopie est prise pour ce qu’elle est : un moyen pratique et économique pour éditer en un nombre réduit d’exemplaires des recueils de textes ou de dessins.
À ce moment là, tout le petit monde de la photocopie (fanzines, copy art, mail art…) cherche le plus beau noir : un noir dense, mat et poudreux typique de la photocopie.
Pour être belle, une impression sur copieur doit être précise, contrastée et d’un noir profond. Les dessins reproduits dans Photocopies pour Sébastien sont donc sans gris, sans nuances : noir sur blanc. À fond.

La photocopie (7)

[1991]

En 1991, tous les photocopieurs ne se valent pas. Il y a d’un côté des machines de bonne qualité plutôt dédiées à la micro-édition et de l’autre des machines grand public. Ces dernières, que l’on trouve par exemple dans les gares ou les bureaux de poste, sont correctes pour la duplication d’un texte mais catastrophiques dans la restitution des noirs. C’est un détail, mais c’est ce détail (un effet très caractéristique de solarisation des noirs) que l’on peut voir par exemple dans les pages de Carl Andre du Xerox Book, ou dans le filtre « Photocopie » d’Adobe® pour son logiciel Photoshop®.
Dans tous les cas, de bonne ou de mauvaise qualité, il y a des copieurs partout et tout le monde peut photocopier ce qu’il veut (plus ou moins bien).

La photocopie (8)

[1992]

En 1992, apparaît en France, une campagne publicitaire dont le slogan est : « Danger : le photocopillage tue le livre ». Cette mention naît de la généralisation des photocopieurs et vise à intimider et à culpabiliser les « photocopilleurs ».
Avec cette mention, les plus gros éditeurs de l’industrie du livre (et plus particulièrement les éditeurs scolaires) essaient de défendre un terrain qu’ils croient menacé par l’apparition d’une technique individuelle et banale de reproduction.
C’est une constante : à chaque apparition d’une technique permettant à l’individu de s’émanciper de l’emprise de l’industrie culturelle et de ses productions, l’industrie essaie de limiter cette émancipation. Il en a été ainsi du magnétophone à cassette, du photocopieur, de l’ordinateur individuel, de l’imprimante de bureau et aujourd’hui du réseau internet qui relie les individus poste à poste.

La photocopie (10)

[Novembre 1992]

Quelques objets lunaires reproduit en photocopie et sur papier calque des dessins faits en 1992.
C’est ma première auto-édition. Elle sera très peu diffusé. À peine donnée à quelques amis. L’impression sur calque est plutôt délicate (il faut introduire manuellement les feuilles dans le copieur) ce qui ne pousse pas à l’édition en nombre…
Par contre, c’est presque le prototype d’une série de douze livres que je ferai avec Morlighem en 1993.

La photocopie (12)

[Avril 1997]

Intérieur (un parmi dix) est une série de dix diapositives éditées en avril 1997, chaque diapositive étant reproduite en cinq exemplaires.
Ce sont des vues intérieures d’appartements à vendre. Les images, prises dans les revues de petites annonces entre particuliers, sont photocopiées sur papier calque et assemblées sous cache diapo. L’image y est très grossière mais sa projection permet de révéler des qualités de la photocopie invisibles à l’œil nu. Le grain du papier, sa transparence irrégulière, la poudre du toner et la trame d’impression transforment radicalement l’image en une sorte de matière lumineuse extrêmement riche et complexe.
La diapositive laisse au destinataire le choix d’une présentation spectaculaire ou non de l’image.

La photocopie (14)

[Mai 1997]

Un horizon est l’agrandissement de la une d’un quotidien régional. C’est l’été, et rien ne se passe à l’horizon.
La trame épaisse de la presse quotidienne (ou des journaux de petites annonces) est parfaite pour une reproduction en photocopie. Le renforcement du contraste et le noir puissant du toner en améliorent le rendu.
Ici l’image est agrandie. Elle est à la limite de la lisibilité. Pour la voir, il faut l’éloigner et, d’une certaine façon, la rapprocher de l’horizon, pour qu’elle redevienne lisible.
Une photocopie sert à reproduire une image. Mais elle peut aussi l’agrandir, la réduire, ou la rendre illisible. Mécaniquement.
Toutes ces manipulations n’épuisent jamais l’image. Celle-ci peut toujours investir de nouveaux états sans que cela ne l’atteigne vraiment puisqu’elle est en même temps ici, là et ailleurs.

La photocopie (17)

[Septembre 2010]

En septembre 2010, dans le cadre de monotone press, j’inaugure une série de nouveaux travaux photocopiés intitulée Public monotone prints. Le protocole est simple : « Choisissez n’importe quel photocopieur public (dans une gare, une poste, une CAF, etc.) Insérez votre monnaie. Soulevez le couvercle du copieur. Ne mettez rien sur la vitre. Appuyez sur la touche «Copie». Récupérez votre copie. » En principe la photocopie obtenue devrait être un simple monochrome noir. En fait, c’est très rarement le cas.
Les machines sont souvent fatiguées, mal réglées, peu encrées… Aucune (ou presque) ne produit d’aplat noir. Mieux encore, aucune ne produit la même chose. Quand on passe d’une machine à l’autre, chaque machine produit une image particulière, unique. Quand on repasse quelques semaines plus tard, tout a de nouveau changé.
On pense, quand on utilise un copieur, avoir affaire à une machine reproduisant le plus fidèlement possible les originaux qu’on veut copier. Ça n’est vrai qu’en partie. En manipulant,  on découvre, au contraire, que l’on a plutôt affaire à des machines singulières produisant des images inattendues. Peut-être faut-il alors considérer toute impression comme une tentative plus ou moins ratée de figurer un modèle.

La phocotopie (19)

[Février 2011]

« Public Monotone Prints », intervention pour Sans niveau ni mètre, Rennes, Journal du cabinet du livre d’artiste, 10 février – 4 avril 2011, 4 p., 42 × 29,7 cm.
sans niveau ni mètre

La photocopie (20)

[Février 2011]

Il n’y a pas de machine neutre. Qu’elles marchent bien ou mal, elles produisent toutes des objets dont les qualités déterminent le regard. Il y a quelque chose qu’il faudrait arriver à nommer dans cette opération qu’est l’impression et dans ses effets sur la perception de l’œuvre d’art.
C’est en partie l’entreprise de Walter Benjamin dans son texte « L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique ». Ce qui fait défaut dans la reproduction, c’est l’authenticité de l’œuvre. Sans doute pour une raison simple : une reproduction est toujours un objet neuf. Il lui manque, le temps qui viendra lui donner l’authenticité de l’objet usé. De plus, la perfection technique de la reproduction est le signe visible de son assujettissement total à un modèle absent.
Avec l’impression ratée c’est un peu différent. Nous ne sommes plus vraiment en face d’une reproduction, nous sommes en face d’un objet étonnamment inédit.

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